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Las flores del mal, por Charles Baudelaire (página 7)



Partes: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

La pendule aux accents funèbres

Sonnait brutalement midi,

Et le ciel versait des ténèbres

Sur le triste monde engourdi.

CIII – Le Crépuscule du Matin

La diane chantait dans les cours des casernes,

Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.

C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants

Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents;

Où, comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge,

La lampe sur le jour fait une tache rouge;

Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,

Imite les combats de la lampe et du jour.

Comme un visage en pleurs que les brises essuient,

L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,

Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.

Les maisons çà et là commençaient à fumer.

Les femmes de plaisir, la paupière livide,

Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide;

Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,

Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.

C'était l'heure où parmi le froid et la lésine

S'aggravent les douleurs des femmes en gésine;

Comme un sanglot coupé par un sang écumeux

Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux

Une mer de brouillards baignait les édifices,

Et les agonisants dans le fond des hospices

Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.

Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.

L'aurore grelottante en robe rose et verte

S'avançait lentement sur la Seine déserte,

Et le sombre Paris, en se frottant les yeux

Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

LE VIN

CIV – L'Ame du Vin

Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:

"Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,

Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,

Un chant plein de lumière et de fraternité!

Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,

De peine, de sueur et de soleil cuisant

Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;

Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,

Car j'éprouve une joie immense quand je tombe

Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,

Et sa chaude poitrine est une douce tombe

Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.

Entends-tu retentir les refrains des dimanches

Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?

Les coudes sur la table et retroussant tes manches,

Tu me glorifieras et tu seras content;

J'allumerai les yeux de ta femme ravie;

A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs

Et serai pour ce frêle athlète de la vie

L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.

En toi je tomberai, végétale ambroisie,

Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,

Pour que de notre amour naisse la poésie

Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur!"

CV – Le Vin de Chiffonniers

Souvent à la clarté rouge d'un réverbère

Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,

Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux

Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,

Butant, et se cognant aux murs comme un poète,

Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,

Epanche tout son coeur en glorieux projets.

Il prête des serments, dicte des lois sublimes,

Terrasse les méchants, relève les victimes,

Et sous le firmament comme un dais suspendu

S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage

Moulus par le travail et tourmentés par l'âge

Ereintés et pliant sous un tas de débris,

Vomissement confus de l'énorme Paris,

Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,

Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,

Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.

Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

Se dressent devant eux, solennelle magie!

Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie

Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,

Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!

C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole

Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole;

Par le gosier de l'homme il chante ses exploits

Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence

De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,

Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;

L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!

CVI – Le Vin de l'Assassin

Ma femme est morte, je suis libre!

Je puis donc boire tout mon soûl.

Lorsque je rentrais sans un sou,

Ses cris me déchiraient la fibre.

Autant qu'un roi je suis heureux;

L'air est pur, le ciel admirable…

Nous avions un été semblable

Lorsque j'en devins amoureux!

L'horrible soif qui me déchire

Aurait besoin pour s'assouvir

D'autant de vin qu'en peut tenir

Son tombeau; – ce n'est pas peu dire:

Je l'ai jetée au fond d'un puits,

Et j'ai même poussé sur elle

Tous les pavés de la margelle.

– Je l'oublierai si je le puis!

Au nom des serments de tendresse,

Dont rien ne peut nous délier,

Et pour nous réconcilier

Comme au beau temps de notre ivresse,

J'implorai d'elle un rendez-vous,

Le soir, sur une route obscure.

Elle y vint – folle créature!

Nous sommes tous plus ou moins fous!

Elle était encore jolie,

Quoique bien fatiguée! et moi,

Je l'aimais trop! voilà pourquoi

Je lui dis: Sors de cette vie!

Nul ne peut me comprendre. Un seul

Parmi ces ivrognes stupides

Songea-t-il dans ses nuits morbides

A faire du vin un linceul?

Cette crapule invulnérable

Comme les machines de fer

Jamais, ni l'été ni l'hiver,

N'a connu l'amour véritable,

Avec ses noirs enchantements,

Son cortège infernal d'alarmes,

Ses fioles de poison, ses larmes,

Ses bruits de chaîne et d'ossements!

– Me voilà libre et solitaire!

Je serai ce soir ivre mort;

Alors, sans peur et sans remords,

Je me coucherai sur la terre,

Et je dormirai comme un chien!

Le chariot aux lourdes roues

Chargé de pierres et de boues,

Le wagon enragé peut bien

Ecraser ma tête coupable

Ou me couper par le milieu,

Je m'en moque comme de Dieu,

Du Diable ou de la Sainte Table!

CVII – Le Vin du Solitaire

Le regard singulier d'une femme galante

Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc

Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,

Quand elle y veut baigner sa beauté nonchalante;

Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur;

Un baiser libertin de la maigre Adeline;

Les sons d'une musique énervante et câline,

Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,

Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,

Les baumes pénétrants que ta panse féconde

Garde au coeur altéré du poète pieux;

Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,

– Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,

Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux!

CVIII – Le Vin des Amants

Aujourd'hui l'espace est splendide!

Sans mors, sans éperons, sans bride,

Partons à cheval sur le vin

Pour un ciel féerique et divin!

Comme deux anges que torture

Une implacable calenture

Dans le bleu cristal du matin

Suivons le mirage lointain!

Mollement balancés sur l'aile

Du tourbillon intelligent,

Dans un délire parallèle,

Ma soeur, côte à côte nageant,

Nous fuirons sans repos ni trêves

Vers le paradis de mes rêves!

FLEURS DU MAL

CIX – La Destruction

Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon;

II nage autour de moi comme un air impalpable;

Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon

Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,

La forme de la plus séduisante des femmes,

Et, sous de spécieux prétextes de cafard,

Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

II me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,

Haletant et brisé de fatigue, au milieu

Des plaines de l'Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion

Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,

Et l'appareil sanglant de la Destruction!

CX – Une Martyre

Dessin d'un Maître inconnu

Au milieu des flacons, des étoffes lamées

Et des meubles voluptueux,

Des marbres, des tableaux, des robes parfumées

Qui traînent à plis somptueux,

Dans une chambre tiède où, comme en une serre,

L'air est dangereux et fatal,

Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre

Exhalent leur soupir final,

Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,

Sur l'oreiller désaltéré

Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve

Avec l'avidité d'un pré.

Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre

Et qui nous enchaînent les yeux,

La tête, avec l'amas de sa crinière sombre

Et de ses bijoux précieux,

Sur la table de nuit, comme une renoncule,

Repose; et, vide de pensers,

Un regard vague et blanc comme le crépuscule

S'échappe des yeux révulsés.

Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale

Dans le plus complet abandon

La secrète splendeur et la beauté fatale

Dont la nature lui fit don;

Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe,

Comme un souvenir est resté;

La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,

Darde un regard diamanté.

Le singulier aspect de cette solitude

Et d'un grand portrait langoureux,

Aux yeux provocateurs comme son attitude,

Révèle un amour ténébreux,

Une coupable joie et des fêtes étranges

Pleines de baisers infernaux,

Dont se réjouissait l'essaim des mauvais anges

Nageant dans les plis des rideaux;

Et cependant, à voir la maigreur élégante

De l'épaule au contour heurté,

La hanche un peu pointue et la taille fringante

Ainsi qu'un reptile irrité,

Elle est bien jeune encor! – Son âme exaspérée

Et ses sens par l'ennui mordus

S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée

Des désirs errants et perdus?

L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,

Malgré tant d'amour, assouvir,

Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante

L'immensité de son désir?

Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides

Te soulevant d'un bras fiévreux,

Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides

Collé les suprêmes adieux?

– Loin du monde railleur, loin de la foule impure,

Loin des magistrats curieux,

Dors en paix, dors en paix, étrange créature,

Dans ton tombeau mystérieux;

Ton époux court le monde, et ta forme immortelle

Veille près de lui quand il dort;

Autant que toi sans doute il te sera fidèle,

Et constant jusques à la mort.

CXI – Femmes damnées

Comme un bétail pensif sur le sable couchées,

Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,

Et leurs pieds se cherchent et leurs mains rapprochées

Ont de douces langueurs et des frissons amers.

Les unes, coeurs épris des longues confidences,

Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,

Vont épelant l'amour des craintives enfances

Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;

D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves

A travers les rochers pleins d'apparitions,

Où saint Antoine a vu surgir comme des laves

Les seins nus et pourprés de ses tentations;

II en est, aux lueurs des résines croulantes,

Qui dans le creux muet des vieux antres païens

T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,

O Bacchus, endormeur des remords anciens!

Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,

Qui, recélant un fouet sous leurs longs vêtements,

Mêlent, dans le bois sombre et les nuits solitaires,

L'écume du plaisir aux larmes des tourments.

O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,

De la réalité grands esprits contempteurs,

Chercheuses d'infini dévotes et satyres,

Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,

Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,

Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,

Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,

Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins

CXII – Les Deux Bonnes Soeurs

La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,

Prodigues de baisers et riches de santé,

Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles

Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.

Au poète sinistre, ennemi des familles,

Favori de l'enfer, courtisan mal renté,

Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles

Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.

Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes

Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes soeurs,

De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.

Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes?

O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,

Sur ses myrtes infects enter tes noirs cyprès?

CXIII – La Fontaine de Sang

Il me semble parfois que mon sang coule à flots,

Ainsi qu'une fontaine aux rythmiques sanglots.

Je l'entends bien qui coule avec un long murmure,

Mais je me tâte en vain pour trouver la blessure.

A travers la cité, comme dans un champ clos,

Il s'en va, transformant les pavés en îlots,

Désaltérant la soif de chaque créature,

Et partout colorant en rouge la nature.

J'ai demandé souvent à des vins captieux

D'endormir pour un jour la terreur qui me mine;

Le vin rend l'oeil plus clair et l'oreille plus fine!

J'ai cherché dans l'amour un sommeil oublieux;

Mais l'amour n'est pour moi qu'un matelas d'aiguilles

Fait pour donner à boire à ces cruelles filles!

CXIV – Allégorie

C'est une femme belle et de riche encolure,

Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.

Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,

Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.

Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,

Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,

Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté

De ce corps ferme et droit la rude majesté.

Elle marche en déesse et repose en sultane;

Elle a dans le plaisir la foi mahométane,

Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins,

Elle appelle des yeux la race des humains.

Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde

Et pourtant nécessaire à la marche du monde,

Que la beauté du corps est un sublime don

Qui de toute infamie arrache le pardon.

Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,

Et quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire

Elle regardera la face de la Mort,

Ainsi qu'un nouveau-né, – sans haine et sans remords.

CXV – La Béatrice

Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,

Comme je me plaignais un jour à la nature,

Et que de ma pensée, en vaguant au hasard,

J'aiguisais lentement sur mon coeur le poignard,

Je vis en plein midi descendre sur ma tête

Un nuage funèbre et gros d'une tempête,

Qui portait un troupeau de démons vicieux,

Semblables à des nains cruels et curieux.

A me considérer froidement ils se mirent,

Et, comme des passants sur un fou qu'ils admirent,

Je les entendis rire et chuchoter entre eux,

En échangeant maint signe et maint clignement d'yeux:

– "Contemplons à loisir cette caricature

Et cette ombre d'Hamlet imitant sa posture,

Le regard indécis et les cheveux au vent.

N'est-ce pas grand'pitié de voir ce bon vivant,

Ce gueux, cet histrion en vacances, ce drôle,

Parce qu'il sait jouer artistement son rôle,

Vouloir intéresser au chant de ses douleurs

Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,

Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques,

Réciter en hurlant ses tirades publiques?"

J'aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts

Domine la nuée et le cri des démons)

Détourner simplement ma tête souveraine,

Si je n'eusse pas vu parmi leur troupe obscène,

Crime qui n'a pas fait chanceler le soleil!

La reine de mon coeur au regard nonpareil

Qui riait avec eux de ma sombre détresse

Et leur versait parfois quelque sale caresse.

CXVI – Un Voyage à Cythère

Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux

Et planait librement à l'entour des cordages;

Le navire roulait sous un ciel sans nuages;

Comme un ange enivré d'un soleil radieux.

Quelle est cette île triste et noire? – C'est Cythère,

Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons

Eldorado banal de tous les vieux garçons.

Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.

– Ile des doux secrets et des fêtes du coeur!

De l'antique Vénus le superbe fantôme

Au-dessus de tes mers plane comme un arôme

Et charge les esprits d'amour et de langueur.

Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,

Vénérée à jamais par toute nation,

Où les soupirs des coeurs en adoration

Roulent comme l'encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d'un ramier!

– Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,

Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.

J'entrevoyais pourtant un objet singulier!

Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,

Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,

Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,

Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;

Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près

Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,

Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,

Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.

De féroces oiseaux perchés sur leur pâture

Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,

Chacun plantant, comme un outil, son bec impur

Dans tous les coins saignants de cette pourriture;

Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré

Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,

Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,

L'avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,

Le museau relevé, tournoyait et rôdait;

Une plus grande bête au milieu s'agitait

Comme un exécuteur entouré de ses aides.

Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,

Silencieusement tu souffrais ces insultes

En expiation de tes infâmes cultes

Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!

Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,

Comme un vomissement, remonter vers mes dents

Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,

J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires

Des corbeaux lancinants et des panthères noires

Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.

– Le ciel était charmant, la mer était unie;

Pour moi tout était noir et sanglant désormais,

Hélas! et j'avais, comme en un suaire épais,

Le coeur enseveli dans cette allégorie.

Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout

Qu'un gibet symbolique où pendait mon image…

– Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage

De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût!

CXVII – L'Amour et le Crâne

Vieux cul-de-lampe

L'Amour est assis sur le crâne

De l'Humanité,

Et sur ce trône le profane,

Au rire effronté,

Souffle gaiement des bulles rondes

Qui montent dans l'air,

Comme pour rejoindre les mondes

Au fond de l'éther.

Le globe lumineux et frêle

Prend un grand essor,

Crève et crache son âme grêle

Comme un songe d'or.

J'entends le crâne à chaque bulle

Prier et gémir:

– "Ce jeu féroce et ridicule,

Quand doit-il finir?

Car ce que ta bouche cruelle

Eparpille en l'air,

Monstre assassin, c'est ma cervelle,

Mon sang et ma chair!"

REVOLTE

CXVIII – Le Reniement de Saint Pierre

Qu'est-ce que Dieu fait donc de ce flot d'anathèmes

Qui monte tous les jours vers ses chers Séraphins?

Comme un tyran gorgé de viande et de vins,

II s'endort au doux bruit de nos affreux blasphèmes.

Les sanglots des martyrs et des suppliciés

Sont une symphonie enivrante sans doute,

Puisque, malgré le sang que leur volupté coûte,

Les cieux ne s'en sont point encore rassasiés!

– Ah! Jésus, souviens-toi du Jardin des Olives!

Dans ta simplicité tu priais à genoux

Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous

Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives,

Lorsque tu vis cracher sur ta divinité

La crapule du corps de garde et des cuisines,

Et lorsque tu sentis s'enfoncer les épines

Dans ton crâne où vivait l'immense Humanité;

Quand de ton corps brisé la pesanteur horrible

Allongeait tes deux bras distendus, que ton sang

Et ta sueur coulaient de ton front pâlissant,

Quand tu fus devant tous posé comme une cible,

Rêvais-tu de ces jours si brillants et si beaux

Où tu vins pour remplir l'éternelle promesse,

Où tu foulais, monté sur une douce ânesse,

Des chemins tout jonchés de fleurs et de rameaux,

Où, le coeur tout gonflé d'espoir et de vaillance,

Tu fouettais tous ces vils marchands à tour de bras,

Où tu fus maître enfin? Le remords n'a-t-il pas

Pénétré dans ton flanc plus avant que la lance?

– Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait

D'un monde où l'action n'est pas la soeur du rêve;

Puissé-je user du glaive et périr par le glaive!

Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait!

CXIX – Abel et Caïn

I

Race d'Abel, dors, bois et mange;

Dieu te sourit complaisamment.

Race de Caïn, dans la fange

Rampe et meurs misérablement.

Race d'Abel, ton sacrifice

Flatte le nez du Séraphin!

Race de Caïn, ton supplice

Aura-t-il jamais une fin?

Race d'Abel, vois tes semailles

Et ton bétail venir à bien;

Race de Caïn, tes entrailles

Hurlent la faim comme un vieux chien.

Race d'Abel, chauffe ton ventre

A ton foyer patriarcal;

Race de Caïn, dans ton antre

Tremble de froid, pauvre chacal!

Race d'Abel, aime et pullule!

Ton or fait aussi des petits.

Race de Caïn, coeur qui brûle,

Prends garde à ces grands appétits.

Race d'Abel, tu croîs et broutes

Comme les punaises des bois!

Race de Caïn, sur les routes

Traîne ta famille aux abois.

II

Ah! race d'Abel, ta charogne

Engraissera le sol fumant!

Race de Caïn, ta besogne

N'est pas faite suffisamment;

Race d'Abel, voici ta honte:

Le fer est vaincu par l'épieu!

Race de Caïn, au ciel monte,

Et sur la terre jette Dieu!

CXX – Les Litanies de Satan

O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort

Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,

Guérisseur familier des angoisses humaines,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,

Enseignes par l'amour le goût du Paradis,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

O toi qui de la Mort, ta vieille et forte amante,

Engendras l'Espérance, – une folle charmante!

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut

Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud.

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui sais en quels coins des terres envieuses

Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux

Où dort enseveli le peuple des métaux,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi dont la large main cache les précipices

Au somnambule errant au bord des édifices,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os

De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,

Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,

Sur le front du Crésus impitoyable et vil,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles

Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

Confesseur des pendus et des conspirateurs,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère

Du paradis terrestre a chassés Dieu le Père,

O Satan, prends pitié de ma longue misère!

Prière

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs

Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs

De l'Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence!

Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,

Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front

Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!

LA MORT

CXXI – La Mort des Amants

Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,

Des divans profonds comme des tombeaux,

Et d'étranges fleurs sur des étagères,

Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,

Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,

Qui réfléchiront leurs doubles lumières

Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

Un soir fait de rose et de bleu mystique,

Nous échangerons un éclair unique,

Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;

Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,

Viendra ranimer, fidèle et joyeux,

Les miroirs ternis et les flammes mortes.

CXXII – La Mort des Pauvres

C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;

C'est le but de la vie – et c'est le seul espoir

Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,

Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;

A travers la tempête, et la neige, et le givre,

C'est la clarté vibrante à notre horizon noir

C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,

Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;

C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques

Le sommeil et le don des rêves extatiques,

Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;

C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,

C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,

C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!

CXXIII – La Mort des Artistes

Combien faut-il de fois secouer mes grelots

Et baiser ton front bas, morne caricature?

Pour piquer dans le but, de mystique nature,

Combien, ô mon carquois, perdre de javelots?

Nous userons notre âme en de subtils complots,

Et nous démolirons mainte lourde armature,

Avant de contempler la grande Créature

Dont l'infernal désir nous remplit de sanglots!

Il en est qui jamais n'ont connu leur Idole,

Et ces sculpteurs damnés et marqués d'un affront,

Qui vont se martelant la poitrine et le front,

N'ont qu'un espoir, étrange et sombre Capitole!

C'est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,

Fera s'épanouir les fleurs de leur cerveau!

CXXIV – La Fin de la Journée

Sous une lumière blafarde

Court, danse et se tord sans raison

La Vie, impudente et criarde.

Aussi, sitôt qu'à l'horizon

La nuit voluptueuse monte,

Apaisant tout, même la faim,

Effaçant tout, même la honte,

Le Poète se dit: "Enfin!

Mon esprit, comme mes vertèbres,

Invoque ardemment le repos;

Le coeur plein de songes funèbres,

Je vais me coucher sur le dos

Et me rouler dans vos rideaux,

O rafraîchissantes ténèbres!"

CXXV – Le Rêve d'un Curieux

A Félix Nadar

Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse

Et de toi fais-tu dire: "Oh! l'homme singulier!"

– J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse

Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;

Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.

Plus allait se vidant le fatal sablier,

Plus ma torture était âpre et délicieuse;

Tout mon coeur s'arrachait au monde familier.

J'étais comme l'enfant avide du spectacle,

Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…

Enfin la vérité froide se révéla:

J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore

M'enveloppait. – Eh quoi! n'est-ce donc que cela?

La toile était levée et j'attendais encore.

CXXVI – Le Voyage

A Maxime du Camp

I

Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,

L'univers est égal à son vaste appétit.

Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!

Aux yeux du souvenir que le monde est petit!

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,

Le coeur gros de rancune et de désirs amers,

Et nous allons, suivant le rythme de la lame,

Berçant notre infini sur le fini des mers:

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;

D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,

Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,

La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent

D'espace et de lumière et de cieux embrasés;

La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,

Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,

Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,

Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,

De vastes voluptés, changeantes, inconnues,

Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!

II

Nous imitons, horreur! la toupie et la boule

Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils

La Curiosité nous tourmente et nous roule

Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,

Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où!

Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,

Pour trouver le repos court toujours comme un fou!

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;

Une voix retentit sur le pont: "Ouvre l'oeil!"

Une voix de la hune, ardente et folle, crie:

"Amour… gloire… bonheur!" Enfer! c'est un écueil!

Chaque îlot signalé par l'homme de vigie

Est un Eldorado promis par le Destin;

L'Imagination qui dresse son orgie

Ne trouve qu'un récif aux clartés du matin.

O le pauvre amoureux des pays chimériques!

Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,

Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques

Dont le mirage rend le gouffre plus amer?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,

Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis;

Son oeil ensorcelé découvre une Capoue

Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires

Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!

Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,

Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!

Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,

Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,

Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu?

IV

"Nous avons vu des astres

Et des flots, nous avons vu des sables aussi;

Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,

Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,

La gloire des cités dans le soleil couchant,

Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète

De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,

Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux

De ceux que le hasard fait avec les nuages.

Et toujours le désir nous rendait soucieux!

– La jouissance ajoute au désir de la force.

Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,

Cependant que grossit et durcit ton écorce,

Tes branches veulent voir le soleil de plus près!

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace

Que le cyprès? – Pourtant nous avons, avec soin,

Cueilli quelques croquis pour votre album vorace

Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!

Nous avons salué des idoles à trompe;

Des trônes constellés de joyaux lumineux;

Des palais ouvragés dont la féerique pompe

Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;

Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,

Et des jongleurs savants que le serpent caresse."

V

Et puis, et puis encore?

VI

"O cerveaux enfantins!

Pour ne pas oublier la chose capitale,

Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,

Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,

Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,

Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût;

L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,

Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;

La fête qu'assaisonne et parfume le sang;

Le poison du pouvoir énervant le despote,

Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,

Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,

Comme en un lit de plume un délicat se vautre,

Dans les clous et le crin cherchant la volupté;

L'Humanité bavarde, ivre de son génie,

Et, folle maintenant comme elle était jadis,

Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:

"O mon semblable, mon maître, je te maudis!"

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,

Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,

Et se réfugiant dans l'opium immense!

– Tel est du globe entier l'éternel bulletin."

VII

Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!

Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,

Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:

Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!

Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;

Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit

Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,

Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,

A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,

Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres

Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,

Nous pourrons espérer et crier: En avant!

De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,

Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres

Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.

Entendez-vous ces voix charmantes et funèbres,

Qui chantent: "Par ici vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange

Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim;

Venez vous enivrer de la douceur étrange

De cette après-midi qui n'a jamais de fin!"

A l'accent familier nous devinons le spectre;

Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.

"Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre!"

Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!

Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!

Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,

Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?

Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau!

[FIN DU TEXTE DE BAUDELAIRE]

Les epaves

LES EPAVES

I – Le coucher du soleil romantique

Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,

Comme une explosion nous lançant son bonjour !

– Bienheureux celui-là qui peut avec amour

Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve !

Je me souviens ! J'ai vu tout, fleur, source, sillon,

Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite…

– Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,

Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;

L'irrésistible Nuit établit son empire,

Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,

Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,

Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

PIECES CONDAMNEES TIREES DES FLEURS DU MAL

II – Lesbos

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,

Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,

Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades

Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds

Et courent , sanglotant et gloussant par saccades,

Orageux et secrets, fourmillants et profonds ;

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades !

Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,

Où jamais un soupir ne resta sans écho,

A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,

Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho !

Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté !

Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,

Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ;

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère ;

Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,

Reine du doux empire, aimable et noble terre,

Et des raffinements toujours inépuisés.

Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère.

Tu tires ton pardon de l'éternel martyre,

Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux,

Qu'attire loin de nous le radieux sourire

Entrevu vaguement au bord des autres cieux !

Tu tires ton pardon de l'éternel martyre !

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge

Et condamner ton front pâli dans les travaux,

Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge

De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ?

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ?

Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?

Vierges au coeur sublime, honneur de l'Archipel,

Votre religion comme une autre est auguste,

Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel !

Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?

Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre

Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,

Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère

Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ;

Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre.

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,

Comme une sentinelle à l'oeil perçant et sûr,

Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,

Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur ;

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,

Et parmi les sanglots dont le roc retentit

Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,

Le cadavre adoré de Sapho qui partit

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne !

De la mâle Sapho, l'amante et le poète,

Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs !

– L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachète

Le cercle ténébreux tracé par les douleurs

De la mâle Sapho, l'amante et le poète !

– Plus belle que Vénus se dressant sur le monde

Et versant les trésors de sa sérénité

Et le rayonnement de sa jeunesse blonde

Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ;

Plus belle que Vénus se dressant sur le monde !

– De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,

Quand, insultant le rite et le culte inventé,

Elle fit son beau corps la pâture suprême

D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété

De celle qui mourut le jour de son blasphème.

Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,

Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,

S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente

Que poussent vers les cieux ses rivages déserts.

Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente !

III – Femmes damnées

A la pâle clarté des lampes languissantes,

Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur

Hippolyte rêvait aux caresses puissantes

Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d'un oeil troublé par la tempête,

De sa naïveté le ciel déjà lointain,

Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête

Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,

L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,

Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,

Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,

Delphine la couvait avec des yeux ardents,

Comme un animal fort qui surveille une proie,

Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,

Superbe, elle humait voluptueusement

Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle,

Comme pour recueillir un doux remerciement.

Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime

Le cantique muet que chante le plaisir,

Et cette gratitude infinie et sublime

Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir.

– " Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses ?

Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir

L'holocauste sacré de tes premières roses

Aux souffles violents qui pourraient les flétrir ?

Mes baisers sont légers comme ces éphémères

Qui caressent le soir les grands lacs transparents,

Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières

Comme des chariots ou des socs déchirants ;

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage

De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié…

Hippolyte, ô ma soeur ! tourne donc ton visage,

Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié,

Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles !

Pour un de ces regards charmants, baume divin,

Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,

Et je t'endormirai dans un rêve sans fin ! "

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête :

– " Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,

Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,

Comme après un nocturne et terrible repas.

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes

Et de noirs bataillons de fantômes épars,

Qui veulent me conduire en des routes mouvantes

Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.

Avons-nous donc commis une action étrange ?

Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi :

Je frissonne de peur quand tu me dis : " Mon ange ! "

Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !

Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,

Quand même tu serais une embûche dressée

Et le commencement de ma perdition ! "

Delphine secouant sa crinière tragique,

Et comme trépignant sur le trépied de fer,

L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique :

– " Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer ?

Maudit soit à jamais le rêveur inutile

Qui voulut le premier, dans sa stupidité,

S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,

Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté !

Celui qui veut unir dans un accord mystique

L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,

Ne chauffera jamais son corps paralytique

A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour !

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ;

Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers ;

Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,

Tu me rapporteras tes seins stigmatisés…

On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître ! "

Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,

Cria soudain : – " Je sens s'élargir dans mon être

Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur !

Brûlant comme un volcan, profond comme le vide !

Rien ne rassasiera ce monstre gémissant

Et ne rafraîchira la soif de l'Euménide

Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,

Et que la lassitude amène le repos !

Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,

Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! "

– Descendez, descendez, lamentables victimes,

Descendez le chemin de l'enfer éternel !

Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,

Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage.

Ombres folles, courez au but de vos désirs ;

Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,

Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes ;

Par les fentes des murs des miasmes fiévreux

Filtrent en s'enflammant ainsi que des lanternes

Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L'âpre stérilité de votre jouissance

Altère votre soif et roidit votre peau,

Et le vent furibond de la concupiscence

Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.

Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,

A travers les déserts courez comme les loups ;

Faites votre destin, âmes désordonnées,

Et fuyez l'infini que vous portez en vous !

IV

Le Léthé

Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde,

Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;

Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants

Dans l'épaisseur de ta crinière lourde ;

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tête endolorie,

Et respirer, comme une fleur flétrie,

Le doux relent de mon amour défunt.

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !

Dans un sommeil aussi doux que la mort,

J'étalerai mes baisers sans remord

Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Pour engloutir mes sanglots apaisés

Rien ne me vaut l'abîme de ta couche ;

L'oubli puissant habite sur ta bouche,

Et le Léthé coule dans tes baisers.

A mon destin, désormais mon délice,

J'obéirai comme un prédestiné ;

Martyr docile, innocent condamné,

Dont la ferveur attise le supplice,

Je sucerai, pour noyer ma rancoeur,

Le népenthès et la bonne ciguë

Aux bouts charmants de cette gorge aiguë

Qui n'a jamais emprisonné de coeur.

V

A celle qui est trop gaie

Ta tête, ton geste, ton air

Sont beaux comme un beau paysage ;

Le rire joue en ton visage

Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles

Est ébloui par la santé

Qui jaillit comme une clarté

De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs

Dont tu parsèmes tes toilettes

Jettent dans l'esprit des poètes

L'image d'un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l'emblème

De ton esprit bariolé ;

Folle dont je suis affolé,

Je te hais autant que je t'aime !

Quelquefois dans un beau jardin

Où je traînais mon atonie,

J'ai senti, comme une ironie,

Le soleil déchirer mon sein ;

Et le printemps et la verdure

Ont tant humilié mon coeur,

Que j'ai puni sur une fleur

L'insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,

Quand l'heure des voluptés sonne,

Vers les trésors de ta personne,

Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,

Pour meurtrir ton sein pardonné,

Et faire à ton flanc étonné

Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !

A travers ces lèvres nouvelles,

Plus éclatantes et plus belles,

T'infuser mon venin, ma soeur !

VI

Les bijoux

La très-chère était nue, et, connaissant mon coeur,

Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur

Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,

Ce monde rayonnant de métal et de pierre

Me ravit en extase, et j'aime à la fureur

Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,

Et du haut du divan elle souriait d'aise

A mon amour profond et doux comme la mer,

Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,

D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S'avançaient, plus câlins que les Anges du mal,

Pour troubler le repos où mon âme était mise,

Et pour la déranger du rocher de cristal

Où, calme et solitaire, elle s'était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,

Tant sa taille faisait ressortir son bassin.

Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe !

Et la lampe s'étant résignée à mourir,

Comme le foyer seul illuminait la chambre,

Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,

Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre !

VII

Les métamorphoses du vampire

La femme cependant, de sa bouche de fraise,

En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,

Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,

Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc :

" Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science

De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,

Et fais rire les vieux du rire des enfants.

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles !

Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés,

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés,

Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,

Timide et libertine, et fragile et robuste,

Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi,

Les anges impuissants se damneraient pour moi ! "

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,

Et que languissamment je me tournai vers elle

Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus

Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !

Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,

Et quand je les rouvris à la clarté vivante,

A mes côtés, au lieu du mannequin puissant

Qui semblait avoir fait provision de sang,

Tremblaient confusément des débris de squelette,

Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette

Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,

Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.

Galanteries

VIII

Le jet d'eau

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante !

Reste longtemps, sans les rouvrir,

Dans cette pose nonchalante

Où t'a surprise le plaisir.

Dans la cour le jet d'eau qui jase

Et ne se tait ni nuit ni jour,

Entretient doucement l'extase

Où ce soir m'a plongé l'amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phoebé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

Ainsi ton âme qu'incendie

L'éclair brûlant des voluptés

S'élance, rapide et hardie,

Vers les vastes cieux enchantés.

Puis, elle s'épanche, mourante,

En un flot de triste langueur,

Qui par une invisible pente

Descend jusqu'au fond de mon coeur.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phoebé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

Ô toi, que la nuit rend si belle,

Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,

D'écouter la plainte éternelle

Qui sanglote dans les bassins !

Lune, eau sonore, nuit bénie,

Arbres qui frissonnez autour,

Votre pure mélancolie

Est le miroir de mon amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phoebé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

IX

Les yeux de Berthe

Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,

Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s'enfuit

Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit !

Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres !

Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,

Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques

Où, derrière l'amas des ombres léthargiques,

Scintillent vaguement des trésors ignorés !

Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes

Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi !

Leurs feux sont ces pensers d'Amour, mêlés de Foi,

Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.

X

Hymne

A la très chère, à la très belle

Qui remplit mon coeur de clarté,

A l'ange, à l'idole immortelle,

Salut en l'immortalité !

Elle se répand dans ma vie

Comme un air imprégné de sel,

Et dans mon âme inassouvie

Verse le goût de l'éternel.

Sachet toujours frais qui parfume

L'atmosphère d'un cher réduit,

Encensoir oublié qui fume

En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,

T'exprimer avec vérité ?

Grain de musc qui gis, invisible,

Au fond de mon éternité !

A la très bonne, à la très belle

Qui fait ma joie et ma santé,

A l'ange, à l'idole immortelle,

Salut en l'immortalité !

XI

Les promesses d'un visage

J'aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,

D'où semblent couler des ténèbres,

Tes yeux, quoique très noirs, m'inspirent des pensers

Qui ne sont pas du tout funèbres.

Tes yeux, qui sont d'accord avec tes noirs cheveux,

Avec ta crinière élastique,

Tes yeux, languissamment, me disent : " Si tu veux,

Amant de la muse plastique,

Suivre l'espoir qu'en toi nous avons excité,

Et tous les goûts que tu professes,

Tu pourras constater notre véracité

Depuis le nombril jusqu'aux fesses ;

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,

Deux larges médailles de bronze,

Et sous un ventre uni, doux comme du velours,

Bistré comme la peau d'un bonze,

Une riche toison qui, vraiment, est la soeur

De cette énorme chevelure,

Souple et frisée, et qui t'égale en épaisseur,

Nuit sans étoiles, Nuit obscure ! "

XII

Le Monstre, ou le Paranymphe d'une nymphe macabre

I.

Tu n'es certes pas, ma très-chère,

Ce que Veuillot nomme un tendron.

Le jeu, l'amour, la bonne chère,

Bouillonnent en toi, vieux chaudron!

Tu n'es plus fraîche, ma très-chère,

Ma vieille infante! Et cependant

Tes caravanes insensées

T'ont donné ce lustre abondant

Des choses qui sont très-usées,

Mais qui séduisent cependant.

Je ne trouve pas monotone

La verdure de tes quarante ans;

Je préfère tes fruits, Automne,

Aux fleurs banales du Printemps!

Non! tu n'es jamais monotone!

Ta carcasse à des agréments

Et des grâces particulières;

Je trouve d'étranges piments

Dans le creux de tes deux salières;

Ta carcasse à des agréments!

Nargue des amants ridicules

Du melon et du giraumont!

Je préfère tes clavicules

A celles du roi Salomon,

Et je plains ces gens ridicules!

Tes cheveux, comme un casque bleu,

Ombragent ton front de guerrière,

Qui ne pense et rougit que peu,

Et puis se sauvent par derrière,

Comme les crins d'un casque bleu.

Tes yeux qui semblent de la boue,

Où scintille quelque fanal,

Ravivés au fard de ta joue,

Lancent un éclair infernal!

Tes yeux sont noirs comme la boue!

Par sa luxure et son dédain

Ta lèvre amère nous provoque;

Cette lèvre, c'est un Eden

Qui nous attire et qui nous choque.

Quelle luxure! et quel dédain!

Ta jambe musculeuse et sèche

Sait gravir au haut des volcans,

Et malgré la neige et la dèche

Danser les plus fougueux cancans.

Ta jambe est musculeuse et sèche;

Ta peau brûlante et sans douceur,

Comme celle des vieux gendarmes,

Ne connaît pas plus la sueur

Que ton oeil ne connaît les larmes.

(Et pourtant elle a sa douceur!)

II.

Sotte, tu t'en vas droit au Diable!

Volontiers j'irais avec toi,

Si cette vitesse effroyable

Ne me causait pas quelque émoi.

Va-t'en donc, toute seule, au Diable!

Mon rein, mon poumon, mon jarret

Ne me laissent plus rendre hommage

A ce Seigneur, comme il faudrait.

"Hélas! c'est vraiment bien dommage!"

Disent mon rein et mon jarret.

Oh! très-sincèrement je souffre

De ne pas aller aux sabbats,

Pour voir, quand il pète du soufre,

Comment tu lui baises son cas!

Oh! très-sincèrement je souffre!

Je suis diablement affligé

De ne pas être ta torchère,

Et de te demander congé,

Flambeau d'enfer! Juge, ma chère,

Combien je dois être affligé,

Puisque depuis longtemps je t'aime,

Étant très-logique! En effet,

Voulant du Mal chercher la crème

Et n'aimer qu'un monstre parfait,

Vraiment oui! vieux monstre, je t'aime!

XIII

"Laudes" en l'honneur de ma Françoise

Vers composé pour une modiste érudite et dévote

Sur un mode nouveau je te chanterai,

O mignonne qui t'ébats

Dans la solitude de mon coeur.

Sois couverte de guirlandes;

O femme exquise

Grâce à qui sont absous les péchés!

Je puiserai des baisers

Comme un bienfaisant Léthé

En toi d'où émane un attrait magnétique.

Quand la tempête des vices

Balayait tous les sentiers,

Tu parus, Déité,

Comme l'étoile salvatrice

Dans les naufrages amers …

Que mon coeur soit pendu à tes autels!

Piscine pleine de vertu,

Source d'éternelle jeunesse,

Rends la parole à mes lèvres muettes!

Ce qui était pourri, tu l'as brûlé;

Trop grossier, tu l'as aplani;

Débile, tu l'as affermi.

Auberge dans ma disette,

Lumière dans ma nuit,

Guide-moi sur le droit chemin.

Ajoute maintenant des forces à mes forces,

Bain de douceur tout parfumé

D'odeurs suaves!

Étincelle autour de mes reins,

O ceinture de chasteté,

Teinte d'une eau séraphique;

Coupe brillante de pierreries,

Pain salé, mets délicat,

Vin divin, ô Françoise!

Epigraphes

XIV

Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier

Celui dont nous t'offrons l'image,

Et dont l'art, subtil entre tous,

Nous enseigne à rire de nous,

Celui-là, lecteur, est un sage.

C'est un satirique, un moqueur;

Mais l'énergie avec laquelle

Il peint le Mal et sa séquelle,

Prouve la beauté de son coeur.

Son rire n'est pas la grimace

De Melmouth ou de Méphisto

Sous la torche de l'Alecto

Qui les brûle, mais qui nous glace.

Leur rire, hélas! de la gaîté

N'est que la douloureuse charge;

Le sien rayonne, franc et large,

Comme un signe de sa bonté!

XV

Lola de Valence

Entre tant de beautés que partout on peut voir,

Je comprends bien, amis, que le désir balance ;

Mais on voit scintiller en Lola de Valence

Le charme inattendu d'un bijou rose et noir

XVI

Sur Le Tasse en prison

Le poète au cachot, débraillé, maladif,

Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,

Mesure d'un regard que la terreur enflamme

L'escalier de vertige où s'abîme son âme.

Les rires enivrants dont s'emplit la prison

Vers l'étrange et l'absurde invitent sa raison ;

Le Doute l'environne, et la Peur ridicule,

Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,

Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l'essaim

Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rêveur que l'horreur de son logis réveille,

Voilà bien ton emblème, Ame aux songes obscurs,

Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !

Pieces diverses

XVII

La voix

Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,

Babel sombre, où roman, science, fabliau,

Partes: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
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